lundi 4 janvier 2021

Bonne apnée


Je suis assise à mon bureau depuis 1h30, en plein questionnement métaphysique : dois-je me refaire un 3e café ? dois-je aller me remettre au lit avec un somnifère et une série ? dois-je corriger mes 240 examens réalisés sur ordinateur ? dois-je aller m’enfiler le dernier quart de galette des rois ? dois-je aller faire des raviolis maison ? 


Ma  loyauté vis-à-vis de mon mec et mes enfants qui sont partis dans le froid et les larmes ce matin à 7h45 voudrait que je me mette au travail, solidarité oblige. Ma paresse naturelle voudrait que j’aille dormir et ma propension naturelle et innée à vouloir être une mère parfaite voudrait que je prépare le souper (oui déjà) et que je repasse les 3 tonnes de linge planqué dans ma chambre. 
Au lieu de ça, je préfère ne rien faire et culpabiliser, être devant mon ordi et avoir l’impression de travailler parce que j’ai écrit 3 mails, regardé et compté les examens à corriger et ouvert 2 fois mon syllabus du Q2 à retravailler…

En fait, si j’avais pu aller travailler, en gros aller faire passer ou surveiller des examens dans une vraie école et voir des vrais gens, j’aurais bu un café dégueu à la machine en me plaignant sur le fait que les congés d’hiver n’en sont pas vraiment, que j’ai trop bouffé et trop bu, trop procrastiné…Et puis j’aurais répondu aux 250 questions d’étudiants après les avoir installés avec 2 bancs d’écart, distribué des questionnaires A B C pour éviter la triche. Après je me serais baladée dans la classe en les observant d’un œil de lynx et puis après 1h30 en m’affalant sur ma chaise, j'aurais soupiré en espérant qu’ils FINISSENT enfin(c'est quand même pas possible, en 45 min ça devrait être terminé, c'est toujours ceux qui ne viennent pas au cours qui trainent à l'exam gnagnagna). Enfin, j'aurais menacé les deux derniers de leur arracher leur copie après 2h15.  Puis je serais rentrée à pied pour ELIMINER et me DEFOULER de cette matinée éreintante et je me serais affalée dans le fauteuil avec un reste de choucroute devant les Feux de l’amour… J’aurais essayé d’effacer les plis du plaid imprimés sur ma joue à 15h50 et rebu un café pour me donner une contenance avant que tout le monde rentre et puis voilà… ça aurait été une journée de rentrée normale…

Au lieu de ça, je suis assise à mon bureau depuis 3 mois, à essayer de me dire que « ça va passer », « on retournera à l’école »… Mes yeux brulent devant l’écran, mon dos est en compote, je ne supporte plus de me voir, moi et ma gueule dans la vignette en visio, qui parle, s’agite, fait des gestes, ça me ronge de m'inquiéter que mes étudiants  puissent suivre leur cours ou faire un examen sur un smartphone, j'en peux plus d'essayer de rendre les choses vivantes face à des visages figés ou des initiales, sans un bruit. J’ai envie de gueuler, de leur dire « arrêtez de discuter » ou « lachez votre téléphone ». J’ai envie de me prendre les pieds dans le seau, de rire parce que j’ai dit une connerie, de m’agiter d’un bout à l’autre de la classe et de perdre ma voix, j’ai envie de rééxpliquer pour la 10e fois une règle d’orthographe grammaticale stupide, de râler avec mes collègues à midi comme des profs normaux… j'ai envie de retrouver un sens à ce que je fais. Et sans parler du fait que, comme tout le monde, j’ai envie de voir autre chose que le mur de mon bureau ou le spectacle dépressif de la pluie qui tombe sur une terrasse/jardin en désolation et sur le pont de Cointe… J’ai envie de serrer des gens dans mes bras, de faire la file pour aller aux toilettes à une soirée, de pousser des coudes pour accéder au bar, de boire de la bière dégeu dans des verres cautionnés le cul dans l’herbe humide à un festival, de regretter pendant une semaine d'être allée dormir à 4h30 du mat, d'avoir cet horrible son dans les oreilles à cause de la sono de merde, d’aller m’entasser avec d’autres sur une terrasse pseudo-chauffée pour boire des bouteilles de vin, j’ai envie de danser sur de la bonne musique, d’écouter de la musique en vrai, de faire une fête de fous pour fêter la fin officielle du traitement de cancerdemerde, j'ai envie d'aller au théatre, en fait j'ai juste envie d'aller m’asseoir dans une salle avec des gens et attendre que la lumière s'éteigne, j'ai envie d’aller voir un film pour gosses au Parc (et peut-être même de m'endormir), j’ai envie de bien me saper pour sortir, d’aller bouffer des grillades au resto grec, j’ai envie d’aller avec des copines boire des cafés qui durent des heures et prendre des petits dej à 11h qui durent aussi des plombes, j'ai envie d'aller prendre des apéros le vendredi qui finissent à minuit et ou personne n'a mangé en fait sauf un chips ou un biscuit salé, j’ai envie d’inviter 15 amis et faire une auberge espagnole puis vomir dans l’évier de ma cuisine… J’ai envie de fêter mon anniversaire et pas avoir l’impression d’être passée de 38 à 41 sans transition… J’ai envie de rattraper le temps perdu depuis 2018 et sortir de cet interminable tunnel , j’ai l’impression qu’on nous a coupé les ailes en plein vol. Il y a un an, tout me semblait possible à nouveau. Aujourd’hui j’ai l’impression d’être punie… comme tout le monde. Alors oui oui oui à tout, c’est grave, c’est dangereux, c’est un devoir civique…blablabla. Moi j’en ai juste marre d’obéir depuis 2 ans et demi, de me comporter comme un bon soldat et d’appliquer des mesures qui n’ont parfois pas de sens pour moi (et ça marche aussi pour le guide des règles absolumentimportantesàsuivresinoncesdirectsalle5724hantibios du parfait parent d’enfant cancéreux). Mais je le fais, voilà, je ferme ma gueule (pas tout le temps), je retiens ma respiration, j’attends que ça passe (comme le reste) et puis un jour, on repartira en vacances, on refera la fête, on sera de nouveau insouciants, notre humeur ne dépendra plus d’un conseil de sécurité, d’un résultat de radio ou d’irm, d’une prise de sang. Ce jour-là, on aura encore plus de rides et de cheveux gris, on n’aura pas perdu les sacrés kilos du confinement (qu’on arrête de nous faire chier avec ça non ?), on ne fera pas plus de sport, on n’aura pas fait plus d’économie… On aura juste l’impression que la vie a filé, qu’on a manqué des trucs mais qu’il nous reste du temps pour en profiter avant d'aller en maison de repos et de choper un bon petit cancer, enfin j’espère que ce ne sera pas en 2035…



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire